Ceci est une exploration par des signes, des formes, des couleurs. Des marques, des biffures, des traits et retraits, des collages, des fenêtres, des ouvertures : un monde d’objets réunis et
épars, la poursuite à travers de multiples écueils d’une cadence, d’un équilibre. Le fragment ou le segment inscrits dans une recherche d’harmonie.-,Fugue, contre-fugue, mouvements lents,
accélérations, tensions saccadées, ralentissements, allégements, soupirs, silences, retours Zones denses, saturées, réserves, plaines paisibles d’azur étales, feu sous les cendres. Chaleur, brise
légère, refroidissements. Noir/grisés/lumière. Le rythme du monde.
Construire, maçonner, requiert un engagement physique tout autant que savoir transcrire sur la toile ce qu’il y a entre le motif et soi. Dans le recoin de son atelier, secret, Claude Doridam s’isole
pour mieux se retrouver. Personne ne peut la voir peindre. Elle peint en se dérobant du regard de l’autre.
La sensibilité à fleur de peau qui l’anime ne peut faire autrement. -Tout le contraire du peintre superficiel s’exhibant-. Notre artiste secrète cherche, tout en le convoquant pour mieux le réduire -
à domestiquer le flux, le trop plein de ce qui la submerge. Elle apprivoise, tord, domestique ce bouillonnement intérieur pour façonner des images, des images à l’intérieur d’autres images. La
recherche de bords ou de bordures pour contenir, canaliser le volcan, lui est vitale.
En cela réside la vraie peinture. Le lieu où les différents, tantôt s’attirent, tantôt se repoussent ; les zones conflictuelles dialoguant avec les réserves paisibles de sable et de lumière, un
terrain inouï de dépassement et de résolution des contradictions. Claude Doridam en est l’exploratrice. Ses compositions sont autant de pièces de théâtre où quelque chose se joue, lutte. Un espace
des passions monte à l’image canalisé par la rencontre de la verticale et de l’horizontale du châssis, -châssis souvent carré- forme parfaite d’équilibre-. Le monde entre, les conflits s’y résorbent.
La peinture comme catharsis ?
Sur son chemin, l’artiste croise et s’imprègne de l’œuvre élue de quelques aînés ou contemporains parmi d’autres.
Est-il besoin de les citer ? Velasquez et ses associations de gris et de roses incomparables, Francis Bacon et son utilisation de la toile brute écrue, scène de tension entre une figure identifiable,
contorsionnée et sa dissolution en pigments purs, Tapies – la rugosité et l’épanchement généreux de la matière -ciment, goudron, sable, terre-, révélés à eux mêmes, l’œuvre nous faisant voir ce que
nous n’avions pas pris la peine de voir - Rauschenberg et l’audace puissante de ses rapprochements à travers ses assemblages mais aussi cette obsession de l’intervalle fécondant entre l’art et la vie
- ce qu’il y a entre - Basquiat, l’écorché vif, la peinture de l’instant et de la nécessité, l’urgence de vivre, le badigeon de peinture placé exactement à l’endroit précis où il doit être placé de
façon à contrecarrer
la bienséance lisse du dessin trop linéaire – pourtant indispensables l’un vis-à-vis de l’autre.
En convoquant ces aînés et contemporains, Claude Doridam ourdit la trame de son œuvre. La toile écrue, non préparée sera son premier matériau, sa première matière. Pourquoi en masquer la beauté
brute ? Inutile de porter un masque, la peinture dévoile. Mais en même temps, cette bienséance trop isse de la toile vierge appelle quelque chose. L’essentiel est ce qui est se joue entre le motif et
elle. Le nombre d’or est une ressource mais attention à ne pas trop tomber dans l’excès de symétrie. Corriger ce qui déborde tout en évitant l’écueil de l’intellectualisme glacé d’un géométrisme
fermé.
Des clous et des couleurs, n’en parlons pas. Inutile de les montrer. Trop montrer n’est pas voir, trop muscler n’est pas muscler. Beaucoup de pudeur. La couleur émergera ou se retira au gré des
circonstances. Les formes se chevaucheront ou s’épouseront pour tenter d’atteindre un équilibre.
L’important n’est pas le résultat mais la quête, le cheminement.
L’exposition présentée à la galerie associative de Beauvais permet de suivre un parcours, l’exploration des ressources de la peinture et de l’univers plastique à travers une trentaine d’œuvres
choisies, techniques mixtes et collages de l’artiste beauvaisienne Claude Hamen-Doridam disparue en 2019.
Elle est conçue comme un hommage avec, en exergue, une citation de Claude à sa consoeur Elisabeth Gore. « De quoi t’as peur ? » lui demande t’elle lorsque celle-ci, à ses débuts, doutait. Claude
Doridam restera marquée, au commencement, par les sensations ressenties à la vue des hauts fourneaux de sa Lorraine natale, les traits et couleurs d’une énergie brute qu’elle fera sienne.
Traduire ce que les sens captent, enregistrent quelque part au fond de la mémoire. Restituer au moyen du pigment, de la toile, de collages d’objets a-picturaux des émotions. Traduire un mouvement
aquatique, le dressement dans l’espace d’architectures suggérées, l’oscillation d’un objet, la chute d’une feuille, la bourrasque de vent qui manque de vous faire tomber, la
chaleur d’un ciel de plomb qui vrille l’espace et fait suffoquer, le vol d’une hirondelle, le hululement d’une chouette ou le croassement d’un corbeau à la tombée du jour, la neige et la glace qui
craquent, la blancheur crayeuse d’un midi écrasé par le soleil, la vapeur ouatée de la brume ou du brouillard par un petit matin blême et froid, le feu rougeoyant qui réchauffe, qui guide l’égaré
dans le froid, la nuit, le blizzard, feu qui donne espoir quand le noir et la noirceur commencent à vous envelopper, à vous étreindre.
En contemplant un horizon de champs de blé doré par le soleil sur fond de mer et d’azur mêlés, depuis l’embrasure de la porte de sa maison sur l’île de Fehmarn, enfant, le père de mon épouse disait à
sa mère : « Mutti, Ferme la porte, le monde entre ».
Avec Claude Doridam, nous y sommes entrainés. Puisse cette exposition apporter aux spectateurs, la joie de parcourir ces espaces, ces fenêtres, ces équilibres nuancés et subtiles par-delà leur
abrupte et massive présence.
Anguerran Delépine-Sibille
Commissaire de l’exposition